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TALWEG

MAXIME BICHON

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ENSAPC
2012/2013

AVANT-PROPOS

CE SITE INTERNET CONSTITUE MON MÉMOIRE. COMPOSÉ D'UNE SEULE ET MÊME PAGE DONT LA TAILLE DÉPASSE CELLE DU NAVIGATEUR, IL EST FORMÉ D'UN ENSEMBLE DE TEXTES, D'IMAGES, DE VIDÉOS MAIS AUSSI DE VUES SATELLITE, D'ENTRETIENS ET DE CITATIONS. C'EST AVANT TOUT UN TRAVAIL D'ÉCRITURE, PRATIQUE QUE J'AI DÉCOUVERTE AU TRAVERS DE CET EXERCICE PÉDAGOGIQUE.

LE CHAMP DE RECHERCHE DE CE PROJET EST INTIMEMENT LIÉ À UN COLLECTIF QUE J'AI MONTÉ IL Y A DEUX ANS QUI SE NOMME ULTRALOCAL. LES INTENTIONS QUI LE COMPOSENT SONT RELATIVES À L'EXPLORATION DU PAYSAGE, AUX PROBLÉMATIQUES DU LIEU ET DE SON OCCUPATION AINSI QU'À L'ÉMANCIPATION DE L'ESPACE D'EXPOSITION TRADITIONNEL ET DE L'ATELIER. J'AI DÉCIDÉ D'ÉCRIRE AU TRAVERS DU COLLAGE ET DE LA NARRATION, POUR À LA FOIS NE PAS TRAITER DIRECTEMENT DES ACTIVITÉS DE NOTRE COLLECTIF ET POUR POUVOIR ME DONNER LA LIBERTÉ DE METTRE EN PROXIMITÉ DES RÉFLEXIONS, DES MOMENTS ET DES ÉVÉNEMENTS QUI ONT À VOIR AVEC LES RECHERCHES QUE NOUS AVONS EFFECTUÉES. LA FICTION TRAVERSE DONC CE TRAVAIL, MÊME SI LA PLUPART DES ÉLÉMENTS ÉCRITS OU SÉLECTIONNÉS FONT TRÈS SOUVENT RÉFÉRENCES À DES EXPÉRIENCES VÉCUES.

TALWEG, TITRE DE CE MÉMOIRE, CORRESPOND À LA LIGNE QUI REJOINT LES POINTS LES PLUS BAS D'UNE VALLÉE.

◊ ◊ ◊

UN MENU FIXE EN BAS À GAUCHE PERMET D'ACCÉDER AU PARATEXTE AINSI QU'À UNE VUE D'ENSEMBLE DE CE MÉMOIRE. LES REPÈRES CARDINAUX EN BAS À DROITE AIDENT À LA NAVIGATION DE LA PAGE.

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BIBLIOGRAPHIE

Augé Marc, Non-lieux, Paris, Éditions du Seuil, La librairie du XXIe siècle, 1992, 150 pages.

Ardenne Paul, Un Art contextuel, Paris, Flammarion, Champs arts, 2002, 254 pages.

Bey Hakim, TAZ, Paris, Éditions de l'Éclat, 1997, 90 pages.

Daalder Rene, Here Is Always Somewhere Else : The Disappearance Of Bas Jan Ader, États-Unis et Danemark, Cult Epics et AgitPop 2008, 78 minutes.

Daumal René, Le Mont analogue, Paris, Gallimard, L'Imaginaire, 1981, 182 pages.

Gros Frédéric , dir., Petite bibliothèque du marcheur, Paris, Flammarion, Champs classiques, 2011, 296 pages.

Jeanpierre Laurent, "La Place de l'exterritorialité", Fresh Theory, Alizart Mark et Christophe Kihm, Paris, Édition Léo Scheer, 2007, pages 329 à 349.

Missen Markus et Basar Shumon, dir., Did Someone Say Participate?, Francfort, Revolver, 2006, 329 pages.

Razac Olivier, "The Global Positioning System", Fresh Theory, Alizart Mark et Christophe Kihm, Paris, Édition Léo Scheer, 2007, pages 378 à 386.

Solnit Rebecca, L'Art de Marcher, Arles, Actes Sud, Babel, 2004, 395 pages.

Stratmann Veit, Rond-point au mammouth, Paris, PPT édtions, 2003, 145 pages.

Tarkovskiy Andrey, Stalker, URSS, Kinostudiya Mosfilm, 1980, 163 minutes.

Tournier Michel, Vendredi ou la vie sauvage, Paris, Gallimard Jeunesse, Folio Junior, 1997, 191 pages.

Winkin Yves, "Le Chemin de Saint-Jacques", Fresh Theory, Alizart Mark et Christophe Kihm, Paris, Édition Léo Scheer, 2007, pages 79 à 95.

Yokoyama Yuichi, Jardin, Montreuil, Éditions Matières, 2009, 327 pages.

REMERCIEMENTS


KYRILL CHARBONNEL
EET
VALENTIN FERRÉ
JULIEN LAUGIER
VALÉRIE
CLAIRE ROUDENKO-BERTIN
CAPUCINE VEVER


PHOTOGRAPHIE DE LA FAMILLE DE L'ASTRONAUTE
CHARLIE DUKE DÉPOSÉE SUR LA LUNE EN AVRIL 1972
PENDANT LA MISSION APOLLO 16


BAS JAN ADER
BROKEN FALL (ORGANIC)
1971


RAVE PARTY - DÉSERT DE LA MER MORTE
ARCHIVE PERSONNELLE
2012


CHAR DE MARDI GRAS - RENNES
L'ÉLABORATOIRE
2012


OROGRAPHE DE SCHRADER


DESSIN RÉALISÉ À L'AIDE DE L'OROGRAPHE
1882


PHOTOGRAPHIE TROUVÉE - PARIS
ARCHIVE PERSONNELLE
2010


BASE SOUS MARINE - SAINT NAZAIRE
ARCHIVE ULTRALOCAL
2012


TOIT D'UNE USINE DÉSAFECTÉE - RENNES
ARCHIVE ULTRALOCAL
2012


ZONE D'ACTIVITÉ COMMERCIALE - RENNES
ARCHIVE ULTRALOCAL
2012


FORÊT - VAL D'ISÈRE
ARCHIVE ULTRALOCAL
2012


RICHARD LONG
A LINE MADE BY WALKING
1967


FRANZ ERHARD WALTHER
FOUR BODY WEIGHTS
1968


NOBUO SEKINE
PHASE – MOTHER EARTH
1968



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YUICHI YAKOYAMA
JARDIN (EXTRAIT)
2007


ENTRETIEN AVEC VALÉRIE, REPÉREUSE POUR LE CINÉMA
2012


ENTRETIEN AVEC EET, EXPLORATEUR URBAIN
2012

« Marcher ensemble, parler, manger, se taire ensemble, voilà ce que nous pouvons faire aujourd'hui. Plus tard je crois que nous aurons des occasions d'agir ensemble, de souffrir ensemble — et il faut bien tout cela pour "faire connaissance", comme on dit. »

RENÉ DAUMAL
LE MONT ANALOGUE

« Enfin il se décida à procéder au lancement de L'Évasion. Il constata d'abord qu'il était incapable de traîner cette coque qui devait bien peser cinq cents kilos. A vrai dire, il avait complètement négligé ce problème du transport du bateau jusqu'au rivage. »

MICHEL TOURNIER
VENDREDI OU LA VIE SAUVAGE

« Miller possède ce champ, Locke celui là, et Manning le bois situé au-delà. Mais aucun d'eux ne possède le paysage, sauf celui dont l'œil est capable d'intégrer toutes les parties, c'est-à-dire le poète. »

RALPH WALDO EMERSON
LA NATURE

« La première étape est une sorte de satori — prendre conscience que la TAZ commence par le simple fait d'en prendre conscience. »

HAKIM BEY
TAZ

Le local n’était pas très grand. Nous avions pénétré ce lieu par un petit escalier dont les marches étaient recouvertes de velours rouge. La porte en bois fragile, dont la taille obligeait à se courber, donnait sur la pièce principale. Un rideau métallique rouillé fermait un ancien accès public tout en empêchant la lumière d’inonder l’espace. Le sol était composé de dalles de linoléum gris, durcies par les années, et une partie avait été arrachée, laissant entrevoir un très beau carrelage à motif rouge. Quelques tapis tachés était enroulés dans un coin, posés à la verticale. À droite, une petite salle accueillait une collection d’étagères industrielles ainsi qu’une table d’architecte visiblement marquée par les traits d’un cutter. Une photographie en noir et blanc se trouvait au sol : on pouvait y voir plusieurs radiateurs électriques installés sur un présentoir. Dans la troisième et dernière pièce, ce n’était que les restes d’une cuisine. Les caissons en mélaminé étaient déjà tombés et l’huile qui remplissait la casserole avait coagulé depuis longtemps. Un calendrier de 1976 discrètement caché derrière une des portes nous informa un peu plus sur l’histoire de ce lieu et son état actuel. Après quelques temps d’hésitation, il était décidé de s’installer ici, pour un court temps, et d'explorer les alentours.

Certains de nos outils devenaient encore plus nécessaires que d'autres. L'orographe était de ceux-là. Peut-être plus par affection que par nécessité, nous l'utilisions fréquemment. L'objet était moins complexe qu'il n'y paraît : la lunette mobile nous permettait de viser et de suivre les lignes du paysage qui étaient directement retranscrites sur un petit disque de papier. Avec la règle et le crayon, le mouvement panoramique que nous exercions sur l'outil retranscrivait mécaniquement le relief sur la feuille. Nous nous retrouvions alors avec un panorama à plat qui indiquait précisément la position de l'observateur.
Le faible encombrement de ce dérivé de la table d'orientation nous séduisit. Cet outil éminemment moderne avait été inventé par un artiste à la fois cartographe et alpiniste. Franz Schrader était décrié en son temps par ses pairs car il imprégnait ses plans de ses impressions et sentiments. D'ailleurs, son invention nous révélait toujours sa présence : contrairement aux cartes traditionnelles, ces panoramas était précis mais uniquement par rapport à un point fixe — celui choisit lorsque l'on fait usage de l'orographe. Ces vues à 360 degrés étaient par conséquent tout à fait subjective. Et c'était sans doute cela qui nous intéressait. Une certaine capacité à dessiner le paysage d'une manière unique et personnelle.

Nous n’étions pas arrivés tous ensemble et les personnes qui formaient le groupe ne se connaissaient pas tous ; le hasard et le désir l’avaient remporté. En arrivant sur place, on remarqua très vite que peu avait apporté d'outils. Certains ont tenté de se réconforter en pensant aux arrivants des jours suivants car les premiers soirs étaient difficiles. Ce n’était pas le climat ni le paysage qui nous rendaient tendus, même si nous étions perdus, c’était bien la composition du groupe. À peine quelques heures passées ensemble et les amitiés impossibles se révélaient. On acceptait comme on le pouvait cette réalité, certains d’entre nous n'allaient pas faire connaissance, mais ils mangeraient ensemble.

De l’autre côté du territoire, la première tentative de village était déjà en ruine. Elle n’avait pourtant que treize ans. La voie de chemin de fer, qui n’a fonctionné qu’une seule fois et que dans un sens, a été détruite après le déménagement au Nord-Ouest. Le bois et le fer des rails avaient été récupérés des bateaux avec lesquels ils étaient arrivés ici auparavant. Après le passage de ce train à usage unique, ses matériaux ont naturellement repris leurs formes d’origine sur la mer. Ne restait alors qu’une ligne droite traversant tout le paysage avec très peu de dénivelé. Les habitants avaient décidé qu’il fallait privilégier la construction de tunnels plutôt que de devoir monter et descendre les cols des deux montagnes. Ce trait dans l’espace, ils l’avaient déjà oublié, concentrés à remettre en place et dans le bon ordre ce qu’ils avaient déplacé sur plusieurs dizaines de kilomètres.

L’intérieur des appartements que nous avions visités était toujours composé de la même manière. Une grande salle soumise à des sources de lumière naturelle et huit petites pièces chacune éclairée par plusieurs ampoules de très faible intensité. Le mobilier était simple dans ses traits mais la quantité de meubles ne permettait pas le repos. Certains répétaient que ces architectures s'appréhendaient les yeux fermés. Il fallait en effet un temps très long d’adaptation au lieu pour pouvoir s’y déplacer. Ensuite, après avoir appris avec précision les différents mouvements impossibles, on pouvait enfin commencer à se situer. Curieusement, ces appartements, malgré leur symétrie impeccable, n’étaient pas empilés les uns sur les autres. Ils se formaient en équilibre dans le paysage par groupe de sept ou dix. La végétation accrochée aux murs blancs à l’extérieur de ces ensembles permettait au relief de ne pas se sentir envahi par les faiblesses formelles imposées par les habitants.

Nous marchions depuis plusieurs heures dans la montagne. Une ancienne station de ski apparaissait au loin et nous indiquait la direction à prendre. C’était l’été et nous ne croisions personne. Les membres du groupe déambulaient les uns après les autres, formant une suite de corps en mouvement clairsemée par la distance qui nous espaçait. Il était facile de remarquer les attitude de chacun par rapport à sa position sur le chemin. Elles ne dénotaient pas nécessairement la manière d'agir entre nous, mais nous pouvions observer que pendant que d'autres fermaient toujours la marche, certains appréciaient être en tête. Les décisions quant au parcours à suivre ne leur revenaient pas systématiquement mais quelques choix discrets leur incombaient. Malgré cela, on se demandait parfois lequel d'entre nous nous guidait. La structure du groupe se voulait horizontale, mais lorsque nous marchions, nous nous amusions à rester silencieux, à l’écoute des mouvements de chacun. Le jeu consistait alors à se promener et à prendre tour à tour le rôle de l’éclaireur, de manière fluide et invisible. La figure d'une douce autorité revenait alors sans cesse dans nos pérégrinations. Nous nous demandions à quel moment elle posait véritablement problème, peut-être de la même manière que l’architecte ou de l'urbaniste qui se retrouvent souvent dans une position en tension. Auteur d’une forme qu’il pensait adaptée et qu'il a signée, il doit néanmoins accepter les usages qu’il n’avait pas imaginé.

Il nous arrivait parfois de trouver des lieux déjà occupés. Ces communautés étaient là bien avant nous et ils comptaient y rester longtemps. Ils occupaient un bout du territoire qu’ils s’étaient appropriés. Et nous-mêmes, par notre présence, étions installés temporairement à l’intérieur de leur petit état.
Nous étions arrivés très tôt sur place, c’était un matin de février et le froid couvrait le ciel. La plupart du groupe n'avait jamais traversé cette périphérie, quelques uns d'entre nous étaient donc animés d'une certaine curiosité. Il y avait plusieurs hangars, tous transformés en ateliers et, au milieu, une cour dont la terre humide était ponctuée de flaques où les chiens pouvaient difficilement s'abreuver. Nous nous sentions bel et bien étrangers, par les distances qui nous séparaient ; nos attitudes, nos habitudes et nos modes de vie respectifs étaient si différents qu'ils semblaient nous éloigner malgré notre désir de rencontre. Le contact pouvait peut-être se faire ailleurs, nous disions-nous. Mais cette première mise en relation, puisque nous étions ceux qui étaient accueillis, nous mettait naturellement dans la position des spectateurs.
Pendant que nous flirtions avec le paysage, ils trouvaient toujours le temps de faire des choses exceptionnelles. Le plus souvent, nous n’en voyions que le résultat, mais par chance, une seule fois, nous avions pu assister à la construction d’un de leurs engins. Ils avaient commencé par amener deux véhicules dans la cour. Le premier était un bus, sans doute âgé, qu'ils avaient trouvé en périphérie de leur territoire. Le moteur était certes bruyant, mais la carcasse se déplaçait sans lutte. Une petite voiture suivait la troupe ; elle était également condamnée à être transformée. Leur réalisation fut mise en place de manière très spectaculaire et nous étions surpris par la rapidité de leur activité. Ils entamèrent leur projet en démantelant l'arrière de l'autocar pour y former une plateforme sans toit. Les peintres se concentraient alors sur les motifs qu'ils allaient dessiner, pendant que d'autres s'occupaient de l'intégration du système sonore. Après seulement quelques heures, le véhicule était bariolé de différentes couleurs qui ne laissaient plus entrevoir le métal rouillé présent auparavant. La voiture qui attendait jusque là patiemment son sort, fut retournée puis transformée en seulement quelques minutes. Avec l'aide d'un monte-charge précaire, elle se retrouva sur le toit du bus, à l'avant, accompagnée de ce qui pouvait être décrit comme deux cornes. Ce n'était peut-être pas l'esthétique qui nous intéressait le plus ici, mais davantage la capacité de mettre en commun des connaissances et des techniques au profit d'une forme collective. D'autant plus quand elle se joue dans l'urgence et dans une certaine capacité à réemployer des éléments qui n'étaient pas sensés être juxtaposés.

Une autre rare fois, nous les avions suivi en voiture. La route était plus longue que prévu. Nous avions longé une mer de sel dont le niveau semblait diminuer au fil des minutes. Après plusieurs heures dans la nuit, un virage nous fit quitter l’espace placide et inondé pour nous amener un peu plus haut, là où il n’y a jamais d’eau. Il était encore tard et la file de voitures que nous suivions donnait l’impression de s'étendre plus nous nous approchions des dunes. Les indications nécessaires pour s’orienter étaient données par téléphone, pour mieux nous tenir en haleine et garder le lieu de réunion secret. Après quelques dizaines de kilomètres à parcourir cette route qui montait, les informations se firent plus précises ; trois minutes après avoir quitté le rond-point, il fallait bifurquer vers un sentier invisible. Nous roulions dorénavant au milieu du désert éclairé par la lune et une silhouette apparut soudainement au milieu de nulle part, visiblement éblouie par la lumière de nos phares. À partir de maintenant, nous étions invités à suivre les cailloux alignés. Ce chemin difficile constituait la dernière étape de notre long trajet pour notre véhicule inadapté à ce genre de terrain. Pendant qu'un son sourd et puissant commençait à se faire entendre, nous réalisions, désorientés par la fatigue et l'excitation, notre confusion : était-ce le matin ou le soir ? Il était en tout cas l'heure de se reposer, mais ceux que nous avions décidés de suivre allaient nous garder éveillés. Une surface plus ou moins plane faisait office de parking éphémère mais les voitures n'étaient pour le moment pas nombreuses. Le paysage était aride, composé d'une dizaine de dunes. Nous pensions que le tout était fait de sable, mais nous nous étions rendus compte très vite que le sol était rocailleux. Naturellement, nous avions commencé par marcher. La musique était très forte, mais pas encore assourdissante, et le soleil n'avait pas fini de se lever. Nos amis nous amenèrent sur l'une des plus grandes dunes à proximité. Le point de vue était suffisant haut pour pouvoir apercevoir la mer salée que nous avions longée quelques heures auparavant. Les spectateurs commençaient alors à arriver, de plus en plus nombreux. Le rythme saccadé sortant des enceintes se fit davantage sentir. Et c'était une ivresse particulière qui nous atteignit alors, déstabilisés par ces circonstances uniques. La foule, le son, la chaleur, le désert ne constituaient pas pour nous les meilleurs éléments pour danser. Nous étions donc totalement ébahis par la force de cette forme : des centaines d'individus réunis, en plein milieu d'un espace sec, à des kilomètres de tout espace urbain. Transportés par la violence de la musique, ils semblaient s'échapper du paysage. Peut-être que le désert participait à cette transe. Nous étions surtout surpris par la prouesse de la fête et ses caractéristiques ; un désir visible et effectif de déplacer les outils et les forces nécessaires à l'organisation d'une telle célébration.

Le souvenir était flou pour les personnes qui pouvaient encore s’en rappeler. De la mémoire de chacun, nous étions en train de marcher très lentement dans un bois et nous étions surpris par le nombre de clairières. C’était une balade longue, comme celles que chacun a pu faire lorsqu’il était enfant. Nous étions tombé nez-à-nez face un trou dans le sol. Il était de forme circulaire, son trait était parfait et sa profondeur de quelques mètres. Notre première réaction avait été d’élucider quels outils étaient nécessaires pour rendre possible une telle action. Car ce qui nous étonnait le plus, c’était que la terre qui juxtaposait le vide avait gardé la forme exacte laissée dans le sol. Bien sûr, nous n’avions jamais réellement trouvé comment réaliser un tel ouvrage, mais c’était sans doute moins par difficulté que par désir.

L'abandon constituait ainsi une partie de nos déambulations. Il n'était pas question pour nous de laisser derrière nous de quoi retourner sur nos pas, mais plutôt de prendre le temps, pendant nos passages, de déposer gestes et objets dans des espaces désaffectés. Une manière pour le groupe de révéler des endroits peu visités et de les marquer, sans doute à cause d'une affection pour ces architectures mises de côté. On remarqua avec le temps que tous ces bâtiments et terrains abandonnés avaient perdu leur qualité de lieu. Malgré un accès parfois difficile, ils se retrouvaient réintégrés, en marge, à l'espace public. Ces formes de présence, passages ou traces, que nous laissions parfois derrière nous pouvaient se limiter à une simple exploration. Il s'agissait peut-être pour nous de les habiter simplement de nouveau.

Ce qui nous traversait le plus était peut-être l'humeur dans laquelle nous nous retrouvions pendant de tels voyages. Une fatigue ou un énervement s'installaient parfois au début, mais il était facile de remarquer qu'au bout de quelques heures, une ou deux, pas plus, notre état changeait. Nos pensées en mouvement était alors entourées du paysage, un rythme discret ponctuait les déplacements de chacun. Concentrés, nous nous ne parlions plus, nous étions comme bercés par nos pas.

Nous mettions beaucoup d'effort à savoir où nous étions. Sans doute pour se donner la possibilité de réagir, avec l'aide des éléments que nous pouvions saisir. Une attitude liée à l'existence même du groupe. La connaissance avait deux échelles : nous nous devions d'apprendre à nous connaître mais aussi à nous situer.

Nous étions possédés par un désir d'autonomie. Un entrain à vouloir sortir du cadre pour dessiner le nôtre. Un lieu que nous pourrions habiter et décrire, qui aurait la capacité de se déplacer, d'apparaître sporadiquement. Avec, certes, ses faiblesses et ses maladresses naturelles, mais néanmoins constituantes de l'essentiel: la mise à l'épreuve. L'autonomie, et par conséquent la nôtre, était toujours relative à quelque chose, à quelqu'un. Il fallait donc sortir suffisamment du cadre, à la fois pour en construire un autre et mieux regarder le premier. C’était juste comme une évidence. Nous marchions souvent et longtemps, dans l’attente des événements. En soi, notre démarche n’était pas caractérisée par forme de patience, il s’agissait plutôt ici d’être dans l’action. Action qui tentait continuellement de s’émanciper des conventions, du consensus. Les propositions étaient certes banales, mais elles avaient la qualité de naître ailleurs. Comme si nous nous efforcions à nous séparer des règles établies.

L'illégalité constituait une partie de notre travail, elle était apparue naturellement. Il ne s'agissait pas de détériorer ce que nous voyions mais plutôt de dépasser, par nécessité, certaines règles. Contourner les choses, pour en révéler d'autres. Grimper les murs, pénétrer des lieux interdits, utiliser certaines propriétés pour que l'utilisation que nous en faisions les animent une dernière fois.